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30 avril 2015 4 30 /04 /avril /2015 07:07

Téléréalité et idéologie

"Le jeu de la mort" et autres considérations

Cette page reprend notamment une étude intitulée "les faux paradoxes de la téléréalité : une analyse idéologique", publiée dans P. Castel, M.-F. Lacassagne & E. Salès-Wuillemin (Eds.), Psychologie sociale, communication et langage. De Boeck, 2011, 299-323.

Les effets à court terme :

Après une émission, on ressent de l’excitation, de la frustration, de la colère, du bonheur… On a quelquefois tendance à imaginer que ces effets peuvent être permanents et modifient durablement le comportement de certains. Rien ne permet actuellement de le montrer. Même si les expériences ingénieuses et spectaculaires de Leonard Berkowitz ou Robert Baron (dans les années 1970) ont beaucoup marqué les esprits. Il s’agissait de mettre des personnes en colère, puis de leur montrer un film (violent, érotique, pornographique ou neutre) et enfin de leur donner l’occasion de se venger. On a pu observer que le visionnage des films pornographiques ou violents pouvait augmenter le désir de vengeance et l’agressivité. Mais cet effet est généralement de très courte durée, et ne s’exerce vraiment que chez les individus connus pour être assez violents (d’autres facteurs de personnalité ont pu être mis en évidence). Chez les autres, au contraire, le fait de voir un film violent peut les amener à diminuer leur propre agressivité (certains auteurs ont pu parler de « catharsis »).

Par ailleurs, d’autres études expérimentales inversent la cause et l’effet : ce n’est pas la télévision qui rend agressif, mais ce sont les individus « agressifs » (et notamment ceux qui vivent dans des quartiers défavorisés) qui regardent le plus la télévision.

Les effets à plus long terme :

La question est de savoir ce que les médias modifient dans nos connaissances, nos croyances, nos conduites… Ici, encore il y a deux façons de traiter le problème :

Les effets directs :

Est-ce que la violence médiatique produit de la violence chez les spectateurs ?

On a pu montrer deux phénomènes : la « désensibilisation physiologique » (lorsqu’ils regardent un film violent, les téléspectateurs assidus régissent moins que les non-assidus, au niveau de l’éveil physiologique, du rythme cardiaque, des signes physiologiques de l’émotion… ) et la « désinhibition normative » (les téléspectateurs assidus deviennent de moins en moins choqués et contrariés par la violence médiatique, trouvent plus de plaisir et deviennent plus tolérants à l’égard des agresseurs et moins compatissants à l’égard des victimes). Mais, dans les deux cas, les téléspectateurs assidus vont-ils, pour autant, passer plus facilement à l’acte ? On ne peut pas le montrer. De plus, les enfants reçoivent également des messages prosociaux (à l’école, à la maison) : comment font-ils le tri ? Pourquoi les messages antisociaux seraient-ils plus « efficaces » que les messages prosociaux ? Ou alors, il faut se poser la question des contextes de réception : dans certains milieux, les messages antisociaux ont effectivement plus d’impact sur les récepteurs. On en vient à imaginer alors, malgré les amateurs d’effets spectaculaires et de déterminismes simplistes, que la violence sociale est d’origine sociale ; elle n’est pas d’origine médiatique. La consommation de médias est un symptôme, et non une cause de violence sociale.

Les effets indirects :

Est-ce que la violence médiatique produit autre chose que de la violence chez les spectateurs ? Dans les années 1950, la télévision s’est progressivement installée dans les foyers américains, et on s’est aperçu que la TV n’avait pas d’effet sur les agressions, violences, cambriolages et vols à main armée, mais qu’elle s’accompagnait d’une augmentation de la petite délinquance (vols et dégradations). On ne peut pas comprendre ce phénomène si on en reste à l’imitation : renoncer à l’idée simpliste (mais qui a beaucoup de succès) d’un téléspectateur qui imite ce qu’il voit. En revanche, on peut envisager un téléspectateur qui décode ce qu’il voit : l’exhibition des comportements et avantages de classes favorisées (dans la publicité ou les séries) à la face des classes défavorisées provoque un sentiment d’injustice sociale pouvant conduite à des conduites antisociales.

La TV change notre vision du monde S’il n’est pas avéré que la télévision rend violent, en revanche plusieurs études montrent qu’elle tend à nous montrer le monde comme étant violent. George Gerbner montre que les téléspectateurs les plus assidus voient le monde comme plus dangereux et développent davantage de sentiment d’insécurité. Dans une interview pour un reportage télévisé, Gerbner résumait :

« Le lien statistique entre regarder de la violence et commettre de la violence est insignifiant. Mais il y a un lien absolu entre regarder de la violence et le fait de devenir intimidé, craintif, le fait de penser que nous vivons dans un monde violent, un monde où nous avons besoin de la police, de l’armée. C’est un cercle vicieux : produire de la violence conduit à avoir peur de la violence. Et c’est cette peur qui nous amène à accepter l’armée, à soutenir les guerres, à soutenir les institutions dont on croit, à mon avis à tort, qu’elles nous protègent d’une violence omniprésente »

Mais on montre également qu’il y a des différences de réponses aux enquêtes d’opinion : la télévision provoque un nivellement, une pensée convergente, politiquement modérée. De plus, les thématiques les plus traitées par la télévision (par exemple pendant une élection) sont également celles auxquelles les gens accordent le plus d’importance (théorie de « l’agenda setting »).

La TV véhicule donc des modèles de conduite ainsi que des stéréotypes (sur les étrangers, les personnes âgées, les femmes…), que l’on peut retrouver chez les téléspectateurs assidus. La publicité et les séries télévisées peuvent apparaître comme le reflet réel et authentique de la société et des relations humaines : les jeunes téléspectateurs assidus ont tendance à estimer que les personnes âgées sont moins nombreuses que les personnes de vingt ans, qu’elles sont en mauvaise santé et qu’elles ne vivent pas autant. La monde dépeint par la publicité et les séries devient un monde possible pour le téléspectateur qui peut revendiquer d’avoir une place dans cette société-là : les adolescents téléspectateurs assidus revendiquent davantage des professions de haut statut, qui leur assurent de gagner beaucoup d’argent, mais en y accédant facilement et avec beaucoup de temps libre pour pouvoir faire autre chose.

Et la téléréalité ? On cite souvent « The Real World », apparue sur la chaîne américaine MTV en 1990, comme la première émission de télé-réalité. Des émissions européennes sont apparues également très vite, notamment en Grande Bretagne (« Who Wants to Be a Millionnaire », 1998) et aux Pays-Bas (« Big Brother », 1999). En France, « Loft Story » apparaît en 2001. La téléréalité donne à voir des situations où de « vraies gens » (et non des comédiens) agissent et vivent selon leur spontanéité (et non un scénario préétabli), s’expriment tels qu’en eux-mêmes et se réalisent eux-mêmes sous le regard de la caméra. C’est l’authenticité qui est revendiquée (une étudiante me disait : « même si la situation n’est pas vraie, les relations des gens et les gens eux-mêmes sont vrais »).

La célébrité ne passe plus par le « talent », mais par le fait d’être « soi-même » et d’être « concurrent ». Ce qui compte, ce n’est pas ce que l’on sait faire, c’est ce que l’on est. Ou plutôt ce que l’on est disposé à montrer de ce que l’on est. Car l’accession à la célébrité ne passe plus par le jeu de rôle, mais par l’exposé de son intimité propre. En faisant cela, on diffuse le message que ce qui est important, c’est soi : « C’est mon choix ».

Ces émissions permettent de découvrir des comportements nouveaux. A tel point que certains auteurs (assez minoritaires, il faut le dire) y verraient la possibilité d’expression d’une parole et de conduites alternatives à la pensée dominante, quoi qu’en disent les élites bien pensantes. On y voit, par exemple, de nouveaux effets de langage : on peut effectivement être étonné de la facilité avec laquelle, depuis quelques temps, les filles se traitent mutuellement de « salope » dans les lieux publics. On y découvre de nouvelles conduites sociales, voire érotiques (ou agressives) qui vont éventuellement pouvoir être intégrés dans un univers de possibilités (faire l’amour dans une piscine). Et lorsque ces comportements sont largement diffusés, ils peuvent également devenir des références, et donc faire l’objet d’attentes de la part des autres. Ne pas répondre pas à ces attentes m’exposerait alors à la déviance ou, pire, à la « ringardise ». Bien entendu, pour que j’intègre cette possibilité, il faut que je me trouve des similarités avec les personnages de la télévision. C’est pourquoi la télé-réalité « travaille » l’identification, par des castings très étudiés. Dans ce sens là, elle a beaucoup plus d’impact sur les spectateurs que la violence ou la pornographie.

J’ai fait récemment une revue de question sur les normes et valeurs véhiculées par la téléréalité, qui permet de ne pas en rester aux scandales médiatiques complaisants sur tel ou tel comportement (dans une piscine ou ailleurs). Selon les émissions, on peut voir valorisées des conduites diverses :

- le désir de célébrité qui jongle entre l’expression de soi et l’adaptation aux canons médiatiques et conduit une uniformisation des comportements et une remplaçabilité des acteurs ;

- l’individualisation et la compétitivité, qui peuvent également conduire au dévoiement du vote qui devient un gadget éliminatoire (« democratainment »), sans respect de l’intimité du vote et de son expression citoyenne ;

- le renoncement à l’intimité, justement, « quand on n’a rien à cacher » et qui conduit à la légitimation du contrôle et à l’acceptation de la vidéosurveillance ;

- le « do it yourself » qui conduit à la centration sur soi, au coaching personnel et à l’acceptation des valeurs de l’entreprise libérale ;

- mais aussi le renfermement sur soi-même, la peur de l’autre et l’acceptation de la police et de la justice expéditive sans présomption d’innocence.

L’idée est donc de sortir la télé-réalité de son statut de simple divertissement, pour l’envisager comme véhiculant et diffusant des croyances normatives qui sont, on le verra, conformes aux valeurs libérales.

Le cas du « jeu de la mort » ou « Zone Xtrême »

France 2 a demandé au producteur Christophe Nick de répondre à la question : « jusqu’où peut aller la télévision ? ». L’émission s’appelle « Le jeu de la mort » et elle est diffusée le mercredi 17 mars 2010 de 20h35 à 22h05 sur France 2 (Réalisateurs : Gilles Amado, Thomas Bornot, Alain-Michel Blanc). Elle repose notamment sur un faux jeu télévisé, « Zone Xtrême », dont le concept est très proche de la fameuse expérience de Milgram, et qui a été adapté et conduit en collaboration avec une équipe de psychologues sociaux supervisée par Jean-Léon Beauvois. On lira l’article sur le site de Beauvois pour en savoir plus, mais pour résumer, dans « Le jeu de la mort », c’est une animatrice, Tania Young, qui remplace le professeur d’université pour inciter le « candidat » à poursuivre l’expérience. Les résultats sont édifiants : dans trois variations sur quatre, on observe une obéissance de l’ordre de 72 à 79%, largement au-delà de ce qu’observait Milgram. Une condition entraîne néanmoins une baisse de l’obéissance : lorsque l’animatrice se retire (à 80 volts), laissant le « candidat » avec le public (29%). Un an avant sa diffusion, le tournage avait commencé à produire son effet médiatique après que Libération en a fait sa Une (samedi 25 avril 2009).

Les réplications de l’expérience de Milgram sont régulières (voir Thomas Blass, 1999 et son site http://www.stanleymilgram.com) ce qui montre que, quarante ans plus tard, la question de l’obéissance est toujours d’actualité. Cette expérience est très connue et n’importe qui peut, d’ailleurs, en dire n’importe quoi : dans une chronique dans le Figaro du 17 juin 2009, Alain-Gérard Slama écrivait que « Stuart (sic) Milgram n’a pas choisi par hasard le cadre d’un laboratoire médical pour conduire son expérience sur la soumission à l’autorité ». Or, Stanley Milgram a fait son expérience dans le cadre d’un laboratoire de psychologie…

Outre sa description bien connue dans le film produit et réalisé par Henri Verneuil « I comme Icare » (1979), on a vu cette expérience refaite à la télévision dans l’émission « Primetime » d’ABC News en 2006 (en collaboration avec Jerry Burger de l’université de Santa Clara). D’autres expériences s’en sont inspiré en transposant le cadre dans des situations moins étranges. L’une des plus citées est celle de Meeus et Raaijmakers (EJSP, 1986) : des étudiants devaient obéir aux ordres clairement illégitimes et dommageables de l’expérimentateur, pour perturber un demandeur d’emploi pendant qu’il passait un test de sélection jusqu’à le faire échouer et perdre sa chance d’être embauché. Le taux d’obéissance atteint près de 95 %. Il est sans doute plus facile d’insulter que d’électrocuter quelqu’un. Mais cette situation est aussi, sans doute, plus « quotidienne ». Signalons que cette expérience a connu des prolongements à l’Université de Toulouse - le Mirail, pour étudier plus particulièrement la désobéissance (voir Adam Kiss dans les « Cahiers de psychologie politique », janvier 2008).

Avec « Le jeu de la mort » (ou « la Zone Xtrême »), est-on dans une réplication de Milgram ? Ou de Glass (1964, popularisée par Beauvois en 2007 comme « l’histoire de Harvey » et qui, à la différence de Milgram, rétablit la responsabilité de l’acteur et s’intéresse à l’image qu’il se fait de sa « victime ») ? Certains aspects du dispositif télévisuel déplacent, sans doute, les questions telles qu’elles étaient posées par Milgram et ses successeurs et interrogent à nouveau l’obéissance.

Qu’apporte (en plus ou en moins) le dispositif télévisuel à l’expérience princeps ?

Un contexte favorable

Pour Ghiglione et Charaudeau (1997 : 7-12), le passage de la paléo-télévision (celle du temps de Milgram) à la néo-télévision (la nôtre) implique une transformation du point de vue de l’affect et de l’intellect. Pour résumer, on passe de l’extériorité et de la transmission au contact et à la fusion. Du point de vue de l’intellect (qui nous concerne moins ici), on passe de genres bien différenciés (politique, variétés, fiction…) à l’indifférenciation et au mélange (« infotainment ») [1]. Du point de vue de l’affect (qui nous concerne davantage), on passe de la présentation du monde (la télé-cinéma pour le téléspectateur visiteur de musée) à l’invasion de l’affect (la télévision pulsionnelle, le rite sacrificiel). Le dispositif « Zone Xtrême » est donc tout à fait cohérent avec la néo-télévision, et plus particulièrement la téléréalité telle qu’on la voit, surtout aux USA et en Europe du nord, mais qui arrive ici, sur les chaînes généralistes pour les plus « soft », sur la TNT pour les plus « avancées ».

Un candidat

Bien entendu, des précautions ont été prises pour que les candidats n’aient pas un profil particulier, par exemple vis-à-vis des jeux de TV, et qu’on ne puisse pas en contester la « représentativité ». Le candidat ne gagne pas (et pour cause !), mais fait gagner un autre : ça peut exister, mais généralement pour faire gagner des associations caritatives ou pour partager les gains avec un spectateur… Mais on peut admettre que cette situation n’est pas trop étrange. Alors, la question est bien : qu’est-ce qui motive quelqu’un à faire souffrir quelqu’un d’autre pour lui faire gagner de l’argent ?

Un public

On ne peut pas faire abstraction de la pression du public, lui-même « chauffé », qui n’existait pas chez Milgram et qui nous renvoie sans doute à certains aspects de la psychologie des foules ou plutôt de l’influence sociale. Solomon Asch montrait, dans les années 1950, qu’une personne pouvait très bien dire une chose qu’elle savait être fausse parce que les autres le disaient et qu’elle ne voulait pas prendre le risque d’aller contre la majorité.

Ce n’est pas le moindre paradoxe à l’heure de l’individualisme forcené : ce n’est pas parce que les individus s’imaginent libres et autosuffisants que la pression des groupes s’atténue, bien au contraire.

Une animatrice

L’expérience de Milgram a été beaucoup critiquée. On sait que Don Mixon (1979) l’avait réinterprétée en accordant plus d’importance à la confiance dans l’expérimentateur. Pourquoi pas ? Surtout à propos de Tania Young qui attire sans doute spontanément la confiance… Mais Thomas Blass (1996) a fourni des arguments expérimentaux en faveur de Milgram… Ce n’est donc pas une question de confiance.

Il y a aussi la distinction proposée par Morelli (1983) et d’autres entre l’expertise et la légitimité : l’agent de pouvoir est-il en position d’autorité par sa place dans le contexte ou par son expertise ? Les détracteurs de Milgram pensaient que les résultats qu’il avait obtenus en contexte d’expertise (un professeur d’université sait ce qu’il fait : c’est le commandement expert) ne pouvaient pas être transposés en contexte de légitimité (simple commandement : voir aussi le philosophe Patten, 1977). French et Raven (1959), spécialistes de la psychologie sociale du pouvoir, plaçaient quant à eux l’expérience de Milgram dans le pouvoir de légitimité (voir notamment, Raven, 1992). Les résultats de « Zone Xtrême » sembleraient valider cette dernière interprétation et, donc, valider Milgram : quelle expertise pourrait bien représenter l’animatrice ? Il s’agit bien de légitimité : je ne me soumets pas à un expert, mais à quelqu’un que je perçois comme ayant le droit de contrôler mon comportement (Blass, 1999). Pourquoi ? Comment l’animatrice peut-elle véhiculer autant d’autorité ? Sur quoi repose cette autorité ? Que deviennent l’état agentique et la légitimité de la source de pouvoir dans le cadre d’un jeu télévisé ?

On sait que Beauvois (2007) a réglé son compte à la notion de légitimité (« délicate et idéologiquement encombrante », p.384) et a proposé celle de garantie du pouvoir social « théoriquement plus opérationnelle, plus neutre et plus générale ». Il n’en demeure pas moins que le statut « idéologique » de la science expliquait la soumission à l’autorité de son représentant. Une heuristique socialement dominante nous prescrit de faire confiance aux scientifiques. Mais il n’y a pas d’heuristique qui nous demande de faire confiance aux animateurs.

Il faut donc sortir des effets strictement comportementaux pour envisager d’autres aspects du contexte qui peuvent jouer ce rôle et qui seront plus normatifs. Et ces aspects vont notamment transparaître au travers des injonctions à obéir. Avec Milgram, ces injonctions ne visaient que l’obéissance (« continuez, je vous prie » ; « l’expérience exige de continuer »). Ici, l’injonction à continuer repose d’abord sur la règle (« il faut continuer, c’est la règle ») et agit comme un rappel à l’engagement que le candidat a pris, librement, d’y participer (il a signé un contrat et a été désigné « maître du jeu »). Puis, vient la dé-responsabilisation (« nous prenons la responsabilité »). Enfin, en dernier recours, lorsque l’hésitation persiste, il est fait appel au public et à la mise en saillance de normes et valeurs dominantes.

Quelles sont les normes et valeurs mises en saillance pour faire pression sur le sujet ? On va essentiellement en retrouver deux qui imprègnent les sociétés libérales :

- le mérite : la méritocratie repose sur l’idée que tout est possible à condition de s’en donner les moyens. Le mérite individuel dépend à la fois de compétences personnelles, d’un effort de travail, d’une « positive attitude » et de l’intégrité. Pour gagner beaucoup, il faut souffrir beaucoup… C’est pour ton bien ; tu me remercieras plus tard…

- l’entrave à la liberté de gagner plus : « vous ne pouvez pas empêcher Jean-Paul de gagner », dit l’animatrice. Mais on a aussi entendu ailleurs : vous ne pouvez pas empêcher les gens de vouloir gagner plus le dimanche, pendant leur congés maladie…à partir du moment où ils sont volontaires, bien sûr.

Finalement, comment en est-on arrivé à infliger des chocs extrêmement douloureux ?

En tant que spectateur, on voit surtout la violence exercée sur autrui par des individus dont on voudrait bien mettre en doute la personnalité et le sens moral. Mais les participants (public et candidat) ne se voient pas comme de tels déviants. Ils s’aperçoivent qu’ils ont obéi sans, finalement, savoir très bien pourquoi.

Récemment, Packer (dans « Perspectives on Psychological Science », 2008) a fait une méta-analyse sur huit expériences de Milgram (1974), en se concentrant sur la désobéissance. Il observe que la désobéissance n’était pas associée à l’expression de la douleur, mais que le point crucial de décision est à 150 V, lorsque « l’élève » demande pour la première fois à être relâché. L’expression de la douleur est sans doute une condition nécessaire pour la désobéissance, mais elle n’est pas suffisante (il y a même une « désensibilisation » selon Gilbert, 1981). Ce qui semble déterminant, c’est de percevoir le droit pour « l’élève » à terminer l’expérience. Pour ceux qui obéissent, il s’agit, soit de ne pas percevoir ce droit, soit de croire que ce droit est moins fort que celui de l’expérimentateur à exercer son autorité. Appliqués au traitement des prisonniers, les résultats de Packer suggèrent que ce n’est pas la sensibilité à la douleur qui empêchera les mauvais traitements, mais la prise en compte claire et non-ambigüe des droits des prisonniers.

Or, pendant « Le jeu de la mort », non seulement on ne fait pas prendre conscience aux « candidats » de la conséquence de leur décision, ni du droit de la « victime » à arrêter, mais on habille le comportement de valeurs positives, dominantes dans notre société. Méritocratie et liberté : voilà le discours de la soumission, le discours qui – aujourd’hui - produit de l’obéissance.

Alors, fallait-il faire cette nouvelle expérience ?

On pourra toujours dire que, si Milgram ne nous suffisait pas pour montrer l’obéissance à l’autorité, des réplications sont régulièrement faites dans des cadres expérimentaux, éventuellement moins spectaculaires mais aussi bien contrôlés : quel besoin avait-on d’une nouvelle ?

Les premières réactions sur le web sont très virulentes : pseudoscience, voyeurisme… certains pensent qu’il s’agit de télé-réalité camouflée (perversité et cynisme), d’autres que la télé (et le service public) ne recule devant aucune vulgarité (et surtout pas devant l’humiliation des candidats et leur marquage durable) pour faire de l’audience et les scientifiques pour se faire connaître ; d’autres que ça pourrait donner des idées à certains (lesquelles et à qui ?)… Il y a enfin des accusations de manipulation des candidats et des avocats se signalent déjà pour dénoncer les contrats. Au-delà, c’est la question de l’expérimentation en SHS qui sera à nouveau posée (voir Pigden, 1981 pour une réponse aux attaques de Milgram).

Bref : la psychologie sociale a-t-elle tendu le bâton pour se faire battre ? Il me semble nécessaire de défendre cette expérimentation, mais en insistant sur ses apports réels, qui dépassent les effets comportementaux spectaculaires, mais un peu surfaits. Et peut-être aussi dépasser les interprétations portant sur l’individu, son état agentique… voire les explications commodes qu’elles fournissent pour les atrocités de l’Holocauste ou de la prison d’Abou Graib (Fiske et al., 2004 ; Kennedy, 2006 ; Zimbardo, 2007).

Personnellement, je préfère insister sur les pressions normatives telles qu’elles s’exercent dans les médias et aussi dans la vie quotidienne. Il me semble important de sensibiliser le public à cette question, à l’époque où l’individualisme occulte la production collective de la soumission. Je pense que l’exploitation de cette expérience devrait permettre, non pas de stigmatiser la nature humaine en général, certains profils de personnalité en particulier, voire même le rôle de la TV dans le développement de certains comportements (ce n’est pas prouvé et ce n’est pas l’objet ici), mais pour signifier comment l’environnement idéologique peut servir de substrat à la manipulation et d’outil à la soumission.

Idéologie et téléréalité

Dans une étude récente, j’ai demandé à 107 étudiants de remplir le « Questionnaire de Normativité Libérale » de Nicole Dubois et Jean-Léon Beauvois (Cf. 2001, 2002, 2005) : 24 questions mesurent l’adhésion aux valeurs libérales selon trois critères :

- Internalité (vs externalité) : l’idéologie libérale surestime le poids de l’individu (libre, responsable) dans l’explication de ce qu’il fait et de ce qui lui arrive et sous-estime le poids des circonstances, du contexte, de la situation. Par exemple, quand on aide quelqu’un, c’est souvent parce qu’il nous le demande ou parce qu’on aime faire plaisir ?

- Autosuffisance (vs hétérosuffisance) : la personne autosuffisante est celle qui n’a pas besoin des autres ou ne désire pas les autres pour la réalisation de soi ou de sa vie (autonomie et indépendance sont les maîtres-mots du libéralisme). Par exemple, pour bien se débrouiller dans la vie, il faut savoir ne compter que sur soi-même ou trouver les gens qui peuvent nous aider ?

- Ancrage individuel (vs ancrage social) : l’idéologie libérale défend l’idée que la réalité psychologique de la personne est indépendante des caractéristiques groupales et catégorielles. Par exemple, en général, est-ce que les hommes font ce que font les autres hommes et les femmes font ce que font les autres femmes ou est-ce que ce que font les gens n’a rien à voir avec le fait qu’ils soient des hommes ou des femmes ?

On peut donc calculer, à partir des réponses de chaque personne, son score d’adhésion aux valeurs libérales.

A la fin du questionnaire, on demandait aux sujets de citer les émissions qu’ils regardaient souvent, celles qu’ils regardaient occasionnellement et celles qu’ils connaissaient sans les regarder pour autant. On pouvait donc comparer ceux qui regardaient la télé-réalité (TVR+) et ceux qui ne la regardaient pas (TVR-).

Résultats:

" les spectateurs assidus de téléréalités (TVR+) révèlent des scores significativement plus importants que les non-assidus (TVR-) sur l’adhésion aux valeurs libérales."

En lien avec les études de Gerbner, les TVR+ révèlent également une tendance à considérer que « le monde d’aujourd’hui est devenu plus violent et il faut savoir se protéger », alors que les TVR- estiment que « la violence a toujours existé et on en fait un peu trop dans les médias ». Quand les TVR- pensent que « il faut savoir considérer l’opinion des autres pour construire la sienne », les TVR+ sont davantage sur la position « il faut savoir imposer son avis personnel, même si les autres ne le partagent pas ». Lorsque les TVR- estiment que « les métiers intéressants sont ceux dans lesquels on peut faire quelque chose pour le bien commun », les TVR+ pensent plutôt que « les métiers intéressants sont ceux dans lesquels on atteint ses objectifs personnels ». La résonnance de ces affirmations avec les situations de télé-réalité transparaît avec quelque évidence. Un dernier résultat concerne la représentation de la vidéosurveillance. Il y a une tendance pour les TVR+ à indiquer qu’elle garantit la sécurité alors que les TVR- pensent qu’elle pose un problème d’intimité, mais les tests statistiques ne sont pas significatifs. En revanche, on peut se dire que si la vidéosurveillance est là pour empêcher des actes antisociaux, Zone Xtrême démontre son inefficacité : le fait d’être filmé n’a pas empêché d’envoyer des chocs électriques s’ils étaient accompagnés d’un discours conforme à l’idéologie dominante.

Compétition, dépassement personnel, élimination… Finalement, qu’est-ce qui différencie ces croyances libérales, véhiculées par la téléréalité, des valeurs sportives ?

La réponse est sans doute : ce que l’on évalue et comment on l’évalue.

Dans le sport, on évalue des performances, c’est-à-dire le résultat – souvent quantifiable – de l’activité d’un sujet qui effectue une tâche précise. La performance implique un apprentissage, un entraînement pour atteindre un but conforme à des critères d’excellence, définis socialement. D’ailleurs, en effectuant sa performance, le sportif engage aussi son équipe, son club, sa ville, son pays. Il y a, en plus de la réalisation de soi, une dimension identitaire qui éveille d’ailleurs le sentiment d’appartenance des spectateurs. Quant à la défaite, elle fait partie de la compétition sportive : elle est temporaire et n’entraîne pas l’élimination définitive et infamante de l’athlète, qui pourra revenir à une autre occasion.

Dans l’entreprise, il est rare d’être recruté après une performance. Le plus souvent, le dossier du candidat et l’entretien de recrutement servent à évaluer ses compétences, que l’on infère à la fois de certaines de ses performances (diplômes, expérience, etc.) et de caractéristiques beaucoup plus personnelles (motivation, adaptation, stress, etc.). On peut alors faire appel à des techniques d’évaluation de l’individu lui-même (au travers de tests plus ou moins fiables et de situations parfois moralement douteuses), en rapport avec le profil du poste à pourvoir.

Dans la télé-réalité, il n’y a pas de performance prédéfinie, pas de compétence requise, seule compte l’être individuel, ou plutôt l’essence. On parle de processus d’essentialisation lorsque, pour juger quelqu’un, on fait référence à ses caractéristiques essentielles, qu’elles soient psychologiques (sa personnalité, son sens moral) ou sociologiques (son appartenance, son statut social). Ces trois notions de performance, compétence et essence permettent de faire la différence entre le sport, l’entreprise et la téléréalité. Dans la télé-réalité, la motivation concerne plus le gain que l’effort ; c’est la lutte pour le succès et la peur de l’échec qui dominent [2]. Dans un environnement social qui valorise la compétition, avoir du succès, c’est être meilleur que les autres. Echouer, c’est être moins bon que les autres, être un « looser ». Il y a peu de gagnants et beaucoup de perdants. Il faut donc tendre à se montrer supérieur aux autres. La compétence est définie comme une valeur personnelle et on doit l’acquérir de façon individuelle, égocentrique. Pour rechercher les jugements favorables et éviter la critique, l’individu adopte un comportement conformiste et privilégie les apparences. L’effort est dirigé vers soi-même (self-focused) et la reconnaissance des autres, plutôt que vers la réalisation de la tâche et la maîtrise de l’environnement (task-focused) [3].

Lorsque la reconnaissance ne passe plus par l’effort, mais par le dévoilement de l’intimité, on est loin des valeurs du sport. Cela n’empêche pas, néanmoins, avec la starification des athlètes d’observer des glissements du sport vers la téléréalité, certains pouvant même espérer embrasser des carrières politiques de haut niveau. Mais, surtout, ces différences modifient la réception par le public : on passe des jeux olympiques aux jeux du cirque. De quoi parle l’amateur de sport ? Du but, de l’essai, du revers gagnant que l’on décrit, commente et analyse. Si on admire ou si on critique, c’est bien au regard d’une performance. De quoi parle le spectateur de télé-réalité ? Il ne cherche plus l’admiration pour celui qui développe le plus d’effort, ni même la fierté identitaire face au succès du groupe auquel il se sent appartenir, mais le plaisir de l’intimité dévoilée et de l’élimination des individus les moins conformes aux attentes partagées (même si elles sont plus ou moins avouables).

A propos de la téléréalité, c’est donc le statut de récepteur qui est questionné : on ne regarde pas une émission, on reçoit un programme. Quel programme ? Sans doute l’installation d’un logiciel de « propagande glauque » (Beauvois, 2005). Dans des sociétés capitalistes avancées, dans lesquelles la répartition des richesses est de plus en plus inégalitaire, la croyance en l’égalité des chances et en la valeur de l’effort personnel pour gravir l’échelle de la réussite agit comme un frein à l’expression des mécontentements et l’éclosion de conflits sociaux. La télé-réalité participe ainsi à l’anesthésie sociale.

Epilogue

La diffusion des deux émissions « le jeu de la mort » et « le temps de cerveau disponible » a eu le mérite de provoquer des débats. Quelques précisions suite aux questions qui se posent :

1. Rappelons que, d’après les études psychosociales, les effets de la TV sur les comportements ne sont pas aussi directs qu’on ne le pense souvent. Voir de la violence ne rend pas violent. En revanche, la TV nous dit quelque chose sur l’état de violence d’une société. Elle nous dit aussi quelles sont les croyances et valeurs dominantes de cette société. Il ne s’agit donc pas de condamner la TV dans sa globalité, mais d’appeler à la vigilance sur certains programmes extrêmes et de les considérer comme un symptôme de violence sociale. La TV a obtenu de la soumission, mais elle n’est qu’un agent de pouvoir parmi d’autres. Rappelons que les mêmes équipes, réalisateur et producteur, avaient tourné "la mise à mort du travail" qui montrait aussi, et de façon extrêmement convaincante, des conduites de soumission.

2. On ne peut sans doute pas strictement comparer les situations Milgram et Zone Xtrême. Il semble néanmoins possible de vérifier, presque 50 ans plus tard, que l’obéissance est toujours d’actualité. Avec l’individualisme croissant des sociétés néo-libérales, on pourrait penser que, confiants dans notre liberté et notre responsabilité d’individus, nous serions moins manipulables par les groupes et les agents de pouvoir : ce n’est visiblement pas le cas.

3.On a entendu certains chroniqueurs télévisuels douter de la valeur scientifique de l’expérience. Il est toujours étonnant de voir des stars du petit écran prendre position en quelques secondes sur le caractère scientifique d’une étude dont la méthodologie les dépasse largement. Il a fallu des mois de travail à des spécialistes reconnus pour mettre au point cette expérience conformément aux critères des revues scientifiques internationales. On pourrait rapprocher ces chroniqueurs des climatosceptiques comme Vincent Courtillot et Claude Allègre, mais ces derniers connaissent leur sujet et apportent des résultats à l’appui de leur dénonciation. La discussion est possible. On pourrait alors les comparer plutôt aux créationnistes, mais ceux-là assument au moins qu’il s’agit d’une croyance. Un professionnel de la TV peut passer outre le travail universitaire pour énoncer un doute, voire même une vérité, sans avoir à en apporter la moindre preuve, ni revendiquer la moindre croyance. C’est là un véritable pouvoir de la TV, celui de développer une nouvelle forme d’obscurantisme médiatique au service d’un scepticisme hyperbolique. [4]

4. Il y a également la plainte en justice de Paul Quilès et Marie-Noëlle Lienemann, bientôt rejoints par Vincent Peillon (celui-là même qui a inauguré la télé-réalité politique), qui montre s’il en était encore besoin, la judiciarisation galopante de notre société : aujourd’hui, toute controverse publique finit au tribunal et le débat d’idée ne peut plus échapper aux juges et avocats. Le fait qu’il s’agit de personnalités socialistes est sans doute révélateur d’une évolution de ce parti depuis une trentaine d’années : les tribuns d’aujourd’hui préfèrent le prétoire à l’agora. N’est-on pas, ici encore, dans un exercice du pouvoir ?

Bref, la véritable question demeure : qu’est-ce qui, dans notre éducation comme dans notre environnement social, nous pousse à nous soumettre, que ce soit à la TV ou ailleurs, et quel que soit « le bruit insupportable des objecteurs adaptés » (Eluard, 1946).

[1] Le 19 novembre s’est déroulée la première émission de télé-réalité politique. C’est Vincent Peillon qui, en allant dîner chez une famille, a inauguré « Politique à domicile », diffusée par Dailymotion. Selon « 20 minutes », TF1 avait initialement pensé à développer ce type d’émission, dont Jean-François Copé (UMP) avait enregistré le pilote. Mais face aux vives réactions, la première chaîne avait préféré renoncer.

[2] En psychologie, les notions de « besoin d’accomplissement » et de « besoin d’approbation sociale » peuvent éventuellement en rendre compte. Le développement du « besoin d’accomplissement » a pu être mis en relation avec l’état économique d’une société, dans des acceptions parfois douteuses.

[3] « Ego-versus task-orientation and self-versus mastery-focus relate to a variety of achievement behaviors » (Bernard Weiner, 1995).

[4] Dans une étude que nous avons réalisée sur la représentation des sciences de l’univers, on trouvait un profil de personnes que nous avons qualifiées de « sciento-sceptiques », qui rejettent à la fois les positions anti-scientifiques ou para-scientifiques et celles qui proviennent des schémas de validité scientifique. Nous sommes ici face à une défiance tous azimuts à laquelle nous ne nous étions guère préparés. Ils représentent 46 % de la population interrogée. Il faudrait vérifier si ce ne sont pas des téléspectateurs assidus de nos "chroniqueurs"…

Référence : La représentation des sciences de l’univers dans la population Toulousaine. Rapport de l’Appel d’Offre N°3 du Conseil Scientifique de l’Université Paul Sabatier, Campagne 2004. LERASS (EPSC) & CESR (G.I.AT.H.E.) de l’Institut Universitaire de Technologie "A" : R. Bazer-Bachi, N. Bonneville, V. Borrel, J.M. Cassagne, J. Mange, P. Marchand.

Publié le mercredi 4 novembre 2009 Mis à jour le samedi 7 avril 2012

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