"Sud-Ouest-Dimanche", 6 janvier 2019
Qu’est-ce qu’un « état policier » ?
Oh, que l’on m’entende bien ! Je me méfie des opinions extrêmes et des raccourcis polémiques. La France n’est pas devenue, loin s’en faut, un « État policier ». Et tout porte à croire qu’elle ne le deviendra pas. Voilà une bonne raison d’être vigilants.
Avant-hier vendredi, à la matinale de France Inter, on pouvait recueillir en effet deux point de vue contradictoires. Le premier concernait la demande adressée par Christophe Castaner aux préfets, de faire évacuer les ronds-points encore occupés (une centaine), y compris par la force. La seconde était un constat de Jérôme Fourquet, l’un des responsables de l’Institut Français d’Opinion Publique (IFOP). D’après les sondages de cet Institut, l’un des plus anciens du pays, les Gilets Jaunes bénéficient encore d’un important soutien populaire (autour de 60 %). Ce n’est pas tout. Le mouvement semble désormais si fortement ancré dans le pays, qu’il est vain de vouloir l’éliminer par la seule répression.
Fourquet ajoutait que cette politique de conflit frontal entre le ministère de l’intérieur et le GJ, aboutirait sans doute à une radicalisation de l’un comme de l’autre. La « logique » était donc brouillonne. Que l’on réfléchisse à ce qui serait arrivé en mai 1968 si le préfet de police de l’époque, l’admirable Maurice Grimaud, n’avait pas été présent. Son humanisme permit d’éviter la tragédie dans un contexte infiniment plus violent qu’aujourd’hui. Disparu en 2009, il a plusieurs fois publié ses souvenirs. Le premier de ces livres, « En mai fais ce qu’il te plait » (Stock, 1977) est toujours disponible.
On devrait l’envoyer à Monsieur Castaner. Cela l’aiderait à comprendre qu’il a, quant à lui, plutôt envenimé la situation en optant pour la matraque, le canon à eau, le flash-ball LBD ou lanceur de balles de défense et la grenade de désencerclement GLI-F4. Ces deux dernières armes ayant fait de gros dégâts. Quant à son analyse de la question, elle s’est borné à répéter deux ou trois fois par semaine pendant deux mois : le mouvement s’essouffle. Pour preuve, on énonçait des chiffres plus ou moins vérifiés : 28 000 la semaine dernière, 17 000 cette semaine. Ça s’essouffle ! Tu parles !
Sauf le respect que l’on doit à serviteur de l’État, on se dit que, décidément, ce garçon n’a pas encore « inventé l’eau chaude ». Il rêvait depuis si longtemps d’être ministre de l’intérieur, qu’il joue délibérément les gros bras. Cela ne fait pas de lui le précurseur d’un « état policier », bien sûr. Mais le nombre de victimes parmi les passants, les journalistes, les gilets jaunes (et les policiers) est déjà très élevé. Si des records ont été battus quant à la quantité d’armes utilisées, les effets physiques de ce suremploi sont en proportion : main arrachée, œil emporté, traumatisme crânien, fractures diverses, ou pire.
L’association « Reporters sans frontières » a réagi. On peut le comprendre. « Les journalistes, observait l’un de ses communiqués, se retrouvent pris en étau entre les violences de certains gilets jaunes et celles de policiers. » Un comble ! Mais d’autres professions se sont mobilisées pour dire leur inquiétude. Les avocats, les urgentistes, les cinéastes et les écrivains (parmi lesquels Annie Ernaux).
Cette gestion maladroite d’une crise par le ministre de l’intérieur est critiquable mais notre République a déjà connu cela. On pense à Raymond Marcellin, porté lui aussi sur la « castagne ». Fort heureusement, il ne fut ministre de l’intérieur qu’après la fin des « événements de Mai 1968 » et le retour de la droite.
Cette fois, pourtant, la situation survient alors que l’exécutif lui-même est en mauvaise posture. Le risque existe donc que, petits pas par petits pas, on se rapproche de ce qu’on appelle désormais la « démocratie illibérale » (c’est-à-dire autoritaire). Elle fait florès en Europe. Or c’est justement cette fausse démocratie qu’Emmanuel Macron se proposait de combattre. Dilemme exemplaire.
Les cordonniers, dit-on, sont souvent les plus mal chaussés.