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15 février 2016 1 15 /02 /février /2016 18:12

Pour le centenaire de la Première Guerre Mondiale, je me permet ici de publier in extenso des textes de Charles Barbeson

La représentation du soldat pendant la Grande Guerre

« Il est important que ceux qui lisent ou étudient les textes de Charles Barberon, soient informés de ce que fut son véritable destin, avant et surtout, après la guerre . Bien que la reconnaissance de sa mort pour la France ait été immédiate, elle n’est devenue officielle que très récemment. La mémoire familiale était encore vivante, la mémoire officielle avait préservé l’intégralité des archives du jugement du 16 juin 1932. Le devoir de mémoire a pu être accompli. À cette occasion, un hommage a été rendu à Charles Barberon, le 1er novembre 2007, au Grand cimetière d’Orléans, par le Souvenir français du Loiret et l’association Ceux de Verdun-Loiret, et sa petite-fille, à l’origine de la demande de réouverture de son dossier, a essayé de lui redonner vie. »

Denise Homerin-Barberon

Messieurs, je suis très touchée de l’hommage que vous venez de rendre à mon grand-père, et permettez-moi de vous présenter en quelques mots l’homme que vous venez d’honorer.

Mon grand-père Charles-Alphonse-Eugène Barberon est né le 5 mars 1883 à Santeau, près de Pithiviers. Quand la guerre est venue le prendre, il était instituteur et secrétaire de mairie à Orveau, près de Malesherbes. Il exerçait son métier avec passion, il était pénétré de sa mission d’enseigner. Il avait aussi la joie d’être époux et papa du petit garçon qui devait devenir mon père. Puis la guerre l’a arraché à tout cela.

Il l’a faite comme il faisait tout, en homme debout, solide et courageux. Mais, ce qui m’a le plus frappée dans ses Cahiers de guerre, c’est cette faculté qu’il avait d’être à la fois le combattant et l’homme qui ne cessait de voir, dans son ennemi, également un homme, qu’il respectait, même s’il le combattait. Je ne vous raconterai pas sa guerre. Il a été partout. Il a fait la bataille de la Somme, il a été héroïque et a été cité pour cela devant Saint-Quentin… Il a combattu jusqu’à l’armistice, en Champagne. Jamais blessé, il a été gazé, hélas ! comme beaucoup. Et les effets en ont été lents, progressifs et inexorables.

À son retour à Orveau, il a repris sa vie d’avant. Il a rédigé son Journal de guerre. Il a été le père de sa petite fille, ma tante Suzanne. Et puis, hiver après hiver, sa vie a basculé au fur et à mesure que ses poumons se sclérosaient. Il a fini par avoir des crises de dyspnée insupportables. Je veux saluer ici le dévouement de ma merveilleuse grand-mère qui l’a toujours soigné et soutenu. Mais ils ont dû tous deux se résigner. Il a pris sa retraite anticipée en 1930, et il a essayé d’aller reprendre son souffle à l’air des Pyrénées-Orientales. C’est là qu’il est mort, au Sanatorium militaire de campagne d’Amélie-les-Bains, le 5 mars 1932.

En conclusion : trois mois après sa mort, un jugement du Tribunal de Première Instance d’Orléans le reconnaissait mort des suites de sa guerre. Mais – sans que j’aie pu reconstituer ce qui s’est passé – le jugement n’a pas été enregistré et mon grand-père n’a jamais figuré sur aucune liste de Morts pour la France. Quand je l’ai découvert, j’ai voulu que cet oubli soit réparé, et la mention marginale a été ajoutée à son acte de décès, le 20 juin 2006. Donc, soixante-quinze ans après sa mort, justice lui est enfin rendue. C’est cela que vous m’avez permis de célébrer aujourd’hui avec vous, et, à partir de maintenant, je vous prie avec émotion d’adopter mon grand-père Charles parmi les morts que vous honorez chaque année au Monument aux morts de ce cimetière où nous allons nous rendre. Merci.

Denise Homerin-Barberon

La représentation du soldat pendant la Grande Guerre

Textes de Charles Barberon

1. Jubécourt (Meuse), le 10 novembre 1914

Dans l'ensemble, nous sommes tous plus ou moins inaptes à l'emploi qu'on nous destine. C'est la réalisation du fameux proverbe militaire : « N'importe qui doit être bon à faire n'importe quoi. En conséquence on peut l'employer n'importe où ».

2. Jubécourt (Meuse), novembre 1914

Vers le 15 novembre, on nous vaccine une première fois contre la typhoïde. Nous nous rendons pour l'opération à Ville sur Couzance. Comme nous sortons de Jubécourt, un officier nous arrête : « Défense de sortir du cantonnement sans armes ». Nous prenons donc nos fusils pour aller nous faire vacciner !!

Que d'ordres du même genre n'avons-nous pas reçus par la suite !

3. Sainte-Ménehould (Marne), le 29 décembre 1914

Le lendemain, je vois en gare un train de prisonniers.

« Regarde un peu, me souffle un camarade. Ils ont bien des têtes de Boches ». Je regarde et je vois des gens qui nous ressemblent étrangement : s'ils avaient nos uniformes on les prendrait pour des Français. Dans les questions de ressemblance, l'habit fait presque le moine.

« Adressez-leur la parole, me dit le sergent-major.

— Que voulez-vous que je leur dise ?

— Dites leur que Guillaume est foutu ».

Comme je juge inutile de dire une sottise, le sergent-major s'escrime lui-même: « Guillaume... Foutu » !!! Les malheureux Boches regardent d'un air abruti sans rien comprendre. À côté un soldat demande à un boche s'il va à Paris. « Paris ? demande-t-il.

— Nein » répond l'Allemand.

Un monsieur bien habillé s'approche du train et tend un cigare à un prisonnier. Celui-ci hésite comme s'il sentait un piège mais il avance tout de même la main « Ah non, dit le monsieur, ce n'est pas pour ta sale gueule ! » Et, content de son effet, il s'en va en souriant.

Dans l'ensemble, les soldats semblent harassés, heureux pourtant d'être débarrassés de la guerre. Les officiers ont l'air tout à fait antipathiques.

Le lendemain nous voyons arriver des blessés allemands : « Ah ! Cochon, dit un monsieur à l'un d'eux. Tu voulais aller à Paris. C'est bien fait si tu es esquinté !» Ces paroles me semblent tout à fait injustes. Le pauvre diable n'a sans doute pas voulu aller à Paris. Et il est puni alors que tous ceux qui l'ont poussé sont bien tranquilles en arrière.

4. Gorges (Somme), le 1er mars 1916

J'ai remarqué le fait bien des fois. Les soldats se croient tout permis parce qu'ils sont soldats. Et si les civils sont mécontents de se voir pillés, on les traite de Boches. Les soldats ne sont pourtant que des civils déguisés en militaires. Ils redeviendront civils un jour. Ils ont un père, une mère, un oncle, des frères qui sont civils. Et cependant beaucoup affectent de considérer les civils avec mépris. « C'est à se demander si le fait de revêtir un uniforme ne change pas un homme de fond en comble, me dit un sous-officier de la batterie. On te dira que cela le rend meilleur. Je suis absolument persuadé du contraire

5. Sauvillers (Somme), le 10 mars 1916

« Ce qu'on était bête en 1914, dit Prot. En ce temps là, j'ai vu faire tirer trois coups de canon sur un cycliste boche passant sur une route.

— Et on avait un matériel épatant, dit Léchoppier. Les tourelles du fort de Moulinville ne voulaient pas fonctionner. On ne savait pas les faire fonctionner. Les canons ne valaient pas cher non plus. Nous avons tiré cinquante coups pour démolir le clocher d'Herméville. Jamais nous n'avons pu en venir à bout. Le clocher était trop loin.

— Alors vous avez avancé vos canons ?

— Ah ! Mais non ! Il fallait abattre le clocher où un observateur boche venait nous espionner, car le clocher était neutre (ni boche ni français, entre les lignes). Un capitaine a eu un trait de génie. On a chargé un obus sur une brouette et on l'a conduit à Herméville. L'observateur boche s'est sauvé en nous voyant arriver. Nous avons posé l'obus dans le clocher avec une mèche. Puis nous sommes partis. Le clocher s'est abattu quand nous sortions du village ».

6. Rosières, mars 1916

Quand nous sommes rentrés le soir et que la soupe est mangée, nous allumons du feu et nous causons. Nous parlons naturellement de la grande offensive de Verdun et de la fin de la guerre qu'on entrevoit toujours pas.

un charcutier de Paris est de caractère joyeux. Il trouve que nos affaires vont bien :

« — Les Boches sont foutus, dit-il.

— Mais pourquoi ?

— Ils n'ont pu réussir à prendre Verdun, donc ils sont frits. Mon vieux, il n'y a pas besoin d'être bien malin pour voir que cette ruée là c'est la dernière sortie d'assiégés qui vont bientôt se rendre. Tenons bon et nous les aurons ! » P., un électricien de Reims, est d'un avis identique :

« La guerre ne peut durer longtemps maintenant, dit-il. Quand les Boches vont voir qu'ils ne peuvent prendre Verdun, ils nous demanderont la paix.

— Tu crois ?

— J'en suis sûr-Ils nous offriront l'Alsace-Lorraine ?

— Naturellement

— Et ils payeront les pots cassés ?

— Cela ne fait aucun doute ».

G., un brodeur de Saint-Quentin, est fort en colère en pensant que les Boches sont chez lui. « Mais, patience, dit-il. Nous irons aussi chez eux leur rendre toutes les misères qu'ils nous ont faites ».

V. est de Paris où il exerce une profession très vague (camelot ? chapelier ?). Il exige l'écrasement de l'Allemagne « afin que les ouvriers puissent gagner leur vie ». Et il ne doute pas de la victoire proche.

Les paysans raisonnent mieux en général. Il est vrai que plus de la moitié ne disent rien et travaillent à l'écart. R. qui très adroit, confectionne des briquets ou différents petits objets. Il est extrêmement capable pour ces petits travaux et il ne juge pas à propos de perdre son temps à dire des bêtises : « Quand vous aurez bien discuté, à quoi ça vous servira-t-il ? ». Quelques autres ne font rien mais ne disent rien non plus : « A quoi bon ? disent-ils. Vos paroles ne feront pas finir la guerre ».

H. et C., au contraire, prennent souvent la parole. Ce sont des paysans des Ardennes, de caractère plutôt gai malgré leur situation. « Ma ferme est louée, dit H., faisant allusion aux Boches qui occupent son village. Mais mon locataire ne me paye pas son loyer ».

Eux ne croient pas que les Boches sont à bout parce qu'ils viennent de donner un grand coup. Ils ne croient pas que la paix soit proche. Ils ne croient pas que les Boches paieront tous les dégâts qu'ils ont fait chez nous : « Ce serait déjà difficile pour eux à l'heure qu'il est de tout payer. A plus forte raison dans un an ou deux si malheureusement la guerre dure encore aussi longtemps ». Ils ne croient pas comme V. que la guerre va améliorer leur sort : « Jamais, nous ne serons heureux comme avant la guerre ». Et ils sont absolument de mon avis quand je compare cette guerre à un procès :

« Qui gagne à un long procès ?

— Les avoués, les huissiers, tous les marchands de papier timbré. Mais le gagnant et le perdant s'en vont en bien mauvais état. L'un n'a plus que sa chemise, dit le proverbe. L'autre n'a plus rien. Qui gagne à une longue guerre ? Tous les fournisseurs de l'armée qui emplissent leurs poches tant qu'ils peuvent (cela s'est toujours vu) tous les spéculateurs qui profitent des circonstances pour exploiter la situation. Mais le peuple vainqueur est presque dans la même situation que le vaincu.

— Et ta conclusion ? dit P.

— Ma conclusion, c'est qu'on devrait essayer d'arrêter un procès qui menace de nous ruiner. Un mauvais accommodement vaut mieux qu'un bon procès, dit le proverbe

— Est-ce possible ?

— Je ne sais pas et je crois qu'aucun gouvernement ne cherche à le savoir. — Mon vieux, ce sont les Boches qui ont commencé. Ce sont des salauds. Il faut leur casser la gueule. — Sans doute, ils ont fort à se reprocher, mais cela n'empêche pas qu'une longue guerre nous ruinera. Au lieu de penser à la vengeance, on ferait mieux de faire attention à l'avenir de la France et d'essayer de terminer au plus tôt une aventure qui a trop duré. — Mon vieux, on va terminer ça d'ici peu. Je te dis que les Boches sont fricassés

7. Rosières (Somme), le 2 avril 1916

Avec l'aide de fantassins, nous construisons des emplacements de batterie au lieu-dit « La tour carrée » (une ancienne carrière plantée de pommiers).

« Nous creusons un emplacement de quatre mètres sur cinq pour la plate-forme puis des abris à gargousses, à projectiles, à personnel. Pour faire un abri, nous creusons un trou de quatre mètres. À deux mètres du fond, nous posons une couche de rondins, puis de tôles. Par dessus, nous rejetons la terre enlevée et nous posons deux autres couches de rondins ».

Ce système exige une quantité énorme de rondins. De plus il faut un temps considérable pour terminer un abri.

« — Est-ce solide au moins ? Dis-je.

— Contre des petits obus, oui. Mais contre des gros, je doute ».

Avec l'aide de fantassins, nous construisons des emplacements de batterie au lieu-dit « La tour carrée » (une ancienne carrière plantée de pommiers).

« Nous creusons un emplacement de quatre mètres sur cinq pour la plate-forme puis des abris à gargousses, à projectiles, à personnel. Pour faire un abri, nous creusons un trou de quatre mètres. À deux mètres du fond, nous posons une couche de rondins, puis de tôles. Par dessus, nous rejetons la terre enlevée et nous posons deux autres couches de rondins ».

Ce système exige une quantité énorme de rondins. De plus il faut un temps considérable pour terminer un abri

. « — Est-ce solide au moins ? Dis-je.

— Contre des petits obus, oui. Mais contre des gros, je doute ».

8. Chuignes (Somme), début mai 1916

Nous allons aussi construire un observatoire pour la batterie. Nous partons, chargés de divers outils, de planches, de rondins et nous avançons d'abord à travers des terres incultes. On reconnaît parfois les cultures d'avant-guerre. Voici un champ qui était planté en betteraves. Ces dernières n'ont pas été récoltées en 1914. En 1915 elles ont fleuri et leurs longues tiges desséchées dominent les herbes environnantes. Voici un champ de luzerne, presque intact. Mais le plus souvent on ne reconnaît rien du tout de ce qui existait précédemment. Les plantes sauvages ont tout envahi. Voici des nappes de coquelicots, voici des champs entiers de moutarde, voici d'immenses étendues de chardons, voici des bleuets, des oseilles, des orties. C'est l'image même de la guerre, le recul de la civilisation devant la barbarie envahissante.

Mes camarades prennent un boyau, je les perds de vue. Je n'éprouve aucune crainte d'ailleurs. Je n'ai qu'à suivre le fil téléphonique : il me conduira où je dois aller.

Mais le fil me conduit en première ligne où je ne vois rien d'anormal car le secteur est calme. Partout des écriteaux, des flèches. On se croirait dans une caserne. Au retour, je croise un capitaine qui fait exécuter la corvée de quartier dans un boyau.

Je découvre enfin l'observatoire qui est seulement en deuxième ligne, à huit-cents mètres des Boches.

Le travail terminé, nous déjeunons près d'un observatoire déjà installé et c'est là que je regarde pour la première fois les lignes ennemies dans une jumelle. Je vois la sucrerie de Dompierre qui est à nous puis le village qui est aux Boches. Entre les deux, de petites lignes peu visibles : ce sont les tranchées. Le village paraît en bien piètre état.

9. Cappy (Somme), le 1er juillet 1916

Le premier juillet, nous tirons des obus asphyxiants, puis nous allongeons le tir : c'est l'heure de l'attaque. Bientôt le téléphone nous apporte les nouvelles : Dompierre, Becquincourt sont pris. Il y a de nombreux prisonniers.

Au bout de peu de temps, nous voyons apparaître les premiers. Ils arrivent par les bords du canal et sont accompagnés de soldats baïonnette au canon. Une curiosité intense s'empare alors de tout le monde : beaucoup s'esquivent pour aller voir les prisonniers. Bientôt ils reviennent rapportant des souvenirs : boutons, cigares, pain, biscuits. Le pain est bien noir mais les biscuits sont fort appétissants et les cigares ont bel aspect.

Après-midi je vois moi-même passer un groupe de prisonniers. Tous paraissent exténués et cela s'explique si on pense aux 8 jours de bombardement. Au milieu d'eux, un jeune homme qui paraît intelligent prend le journal que lui tend le sergent de garde. Et il lit les nouvelles pour les traduire ensuite à ses camarades. Celui-là n'a pas l'air mécontent de son sort. Quant aux autres il est difficile de savoir ce qu'ils pensent.

Beaucoup de soldats français regardent passer les prisonniers. Je ne remarque aucune parole mauvaise chez aucun. Il y a une différence très nette entre cette attitude et celle des civils de Sainte-Ménehould que j'ai vus l'an dernier. C'est une chose étonnante mais le soldat qui reçoit les coups de l'ennemi n'éprouve pas pour l'ennemi la même haine que le civil.

10. Dompierre (Somme), le 6 juillet 1916

Comme nous tirons très peu, nous pouvons visiter tous les alentours. Entre la ligne française et la ligne allemande de véritables champs de chardons avaient poussé en paix car le secteur était calme. L'ouragan de mitraille de ces jours derniers en a fauché des milliers et des milliers.

La tranchée allemande a été démolie. Les abris sont effondrés en bien des points.

Derrière la tranchée allemande se trouve le village de Dompierre. Jamais je n'avais vu avant ce jour une désolation pareille. Pas une maison du village n'est intacte. En examinant avec attention, je n'aperçois qu'une seule cheminée. Presque tous les toits sont effondrés. Un grand nombre de murs sont démolis.

Dans les endroits qui ont été particulièrement bombardés, il ne reste que des morceaux de briques. En certains points les trous d'obus sont si énormes, si serrés qu'on ne peut reconnaître ce qui existait là auparavant. Les habitants qui avaient une maison en ce coin ne pourront pas retrouver l'emplacement.

Quelques arbres sont encore debout, mais la plupart des branches ont été hachées par les éclats et presque toutes les feuilles ont été grillées par les gaz des obus.

Je traverse un jardin où je reconnais des poiriers, des groseilliers. Dans les ruines de la maison voisine, au milieu des briques et des plâtras, j'aperçois quelques objets tordus, méconnaissables : voici un lit de fer et ceci était sans doute une voiture d'enfant.

Tous les instruments de culture sont rangés sur la place. Ils ne sont pas détruits, mais tous les socs, toutes les dents sont tournées vers les anciennes tranchées : on a voulu en faire une barricade.

Le cimetière allemand est tout proche. Quelques obus y sont tombés et ils ont sans doute déterré des morts car cela sent fort mauvais. Je pénètre quand même. Toutes les croix portent la même inscription : Heldengrab (tombe de héros) puis le nom du soldat. Deux tombes se distinguent des autres car on y a apposé le portrait du mort avec des poésies, des versets sacrés, des images pieuses. La première poésie est ainsi conçue (autant que je puis la traduire, en rassemblant toutes mes connaissances d'Allemand) :

« Que ta tombe soit au lointain pays ennemi

C'est pour nous une peine bien dure.

Pourtant ta sépulture ne sera pas abandonnée.

Chaque soir, à l'heure de l'Angélus

Notre pensée aimante nous y conduira

Et, sur la tombe du héros

Elle déposera les fleurs du souvenir. »

Et la seconde :

« Ô ma femme et mes enfants

Je ne retournerai plus jamais dans notre maison

Je meurs au pays ennemi

Sans personne pour me serrer la main.

Ma dernière pensée, mon dernier regard

Ont été pour vous

Et maintenant, le ciel m'est ouvert. »

11. Flaucourt (Somme), le 24 juillet 1916

La batterie de 155 long qui se trouve à notre droite est commandée par un original. Il fait faire l'appel comme au quartier, tout le monde aligné derrière les pièces. Il fait faire du maniement d'armes. « Quel fou ! Dit notre lieutenant. Il ne se rend pas compte du lieu où il est. Avec toutes ses histoires, ses servants n'auront pas d'abris de bombardement. Un de ces jours, il y aura une catastrophe à cette batterie là ! »

La catastrophe vient rapidement. Un obus de 210 boche tombe non loin de la batterie. Comme il a une fusée à retard il éclate en terre sans lancer aucun éclat mais en remuant une quantité de terre énorme. Le fou veut savoir ce qu'est cela. Il envoie un brigadier avec un homme pour déterrer la fusée de l'obus. Le trou creusé par l'explosion est plein de gaz dégagés par la poudre, aussi l'homme tombe dans le trou, asphyxié. Le brigadier appelle au secours, met un masque et descend dans le trou pour retirer son camarade. Le malheureux ne s'est pas rendu compte que le masque ne sert à rien. Le brigadier tombe asphyxié à son tour. Le capitaine se précipite alors, se fait attacher en dessous des épaules, met son masque et veut descendre. On le descend et on le retire un instant après, à demi asphyxié. Évacué sur l'heure, il ne reparaît plus jamais. Et la batterie voisine redevient normale.

12. Feuillères (Somme), le 28 septembre 1916

Au bout de quelques jours les Boches envoient de gros obus aux environs de la batterie puis le lendemain cinq plus petits. Nous nous demandons si ce tir est dirigé contre nous.

Le 28 septembre, nous avons à subir un véritable bombardement. Deux obus tombent assez près de nous, l'un court et l'autre long.

« Pas de doute, dis-je, cette fois, c'est pour nous. Les Boches règlent leur tir. »

Comme nous n'avons aucun abri sérieux, nous nous réfugions où nous pouvons. Les uns s'en vont avec moi à la sape des infirmiers. Ces messieurs les infirmiers n'ayant que peu de chose à faire, ont pu se creuser un abri solide. A peine sommes-nous arrivés que le bombardement reprend et pendant plus de deux heures il continue. Quand tout est fini nous sortons pour aller constater les dégâts. Presque tous les abris commencés sont effondrés. Toute la route est jonchée de terre et le pommier qui surplombe la position est entièrement dépouillé de ses feuilles et de ses fruits. Aux alentours de la batterie, il y a de nombreux trous d'obus. « Ils ont tiré deux-cent coups, explique Massin un infirmier, je les ai comptés.

— Et quels dégâts ont-ils fait ?

— Aucun, à ce qu'on peut voir jusqu'ici. Si nous avions eu l'ordre de tirer, nous n'aurions pu le faire et c'est tout. Et d'ailleurs s'il avait fallu tirer, une de nos batteries se serait chargée de faire taire la batterie boche. Donc deux-cent coups dans la lune.

— Et nous, quels dégâts faisons-nous ?

— Nous agissons de même. La méthode de réglage qui oblige à obtenir un coup court puis un long est excellente à coup sûr mais elle a le gros défaut d'avertir l'adversaire. Nulle surprise possible avec ce système. L'ennemi évacue le point visé puis revient après la tourmente. » 1

3. Combles (Somme), le 16 octobre 1916

Le temps est épouvantable et le ravitaillement en munitions fort difficile. Nous sommes à cinq-cents mètres d'un chemin praticable. Les champs qu'il faut traverser pour venir à nous sont détrempés et coupés de trous d'obus. Il faut mettre dix à douze chevaux pour amener vingt-cinq obus. Comme nous tirons beaucoup, les pauvres bêtes sont bien vite épuisées. Les conducteurs ont bien de la peine aussi. Ils mettent parfois douze heures pour faire un seul voyage.

L'épuisement général de la batterie (hommes et bêtes) est la cause essentielle de notre relève qui a lieu le 16 octobre.

14. Amiens (Somme), le 18 octobre 1916

Notre cuisine est faite dans la cour d'une maison voisine et au moment des repas nous allons manger dans un coin de la cour. Des enfants viennent toujours autour de nous pour quêter leur part de restes. La plupart n'ont pas chez eux tout ce qu'ils désirent et ils trouvent fort bonne la nourriture que dédaignent plusieurs d'entre nous. Beaucoup de ces enfants ne sont plus élevés du tout depuis le départ des pères. On en voit des quantités qui traînent par les rues. Un grand nombre fument : des gamins de dix ans, des gosses de sept ans la cigarette aux lèvres crânent en croisant les grandes personnes. Les soldats sont toujours entourés d'une multitude d'enfants et ces derniers acquièrent là un vocabulaire des moins choisis. Les soldats ne font rien d'ailleurs pour ne pas contaminer moralement tous ces gosses : beaucoup prennent plaisir à les entendre parler l'argot des poilus qui ne diffère guère de l'argot des voyous. Et dire que les journaux s'efforcent encore de nous bourrer le crâne en nous montrant la guerre moralisatrice !

15. Amiens (Somme), octobre 1916

Pour nous le repos est assez agréable bien que la nourriture soit médiocre, le coucher mauvais et la table aussi inexistante qu'au front. Les distractions ne manquent pas et comme l'argent n'est pas rare à notre arrivée chacun cherche au plus tôt à le dépenser.

Le soldat est si peu sûr du lendemain qu'il recherche les plaisirs immédiats quels qu'ils soient. Chez lui, la prévoyance est entièrement détruite : qui sait de quoi demain sera fait. Amusons-nous aujourd'hui. Les privations qu'il endure en temps normal surexcitent encore ce besoin de jouir.

Les cafés sont abondamment fréquentés et beaucoup boivent jusqu'à s'enivrer. La rentrée au cantonnement par notre échelle est alors un autre problème fort difficile à résoudre.

D'autres courent les femmes avec fureur sans se préoccuper le moins du monde si elles sont saines. À ce petit jeu, beaucoup attrapent de graves maladies. Les cinémas sont très courus par les soldats comme par les civils mais c'est là une distraction fort saine si on la compare avec celles que recherche la majorité des troupiers.

Peu à peu, d'ailleurs, les porte-monnaie se vident et tout rentre dans l'ordre.

Pour moi, je profite de tous mes loisirs pour visiter la ville qui est immense ;

La Somme traverse Amiens et elle est sans cesse sillonnée par des bateaux. Aux environs d'Amiens, du côté de Rivery, Camon, les bords de cette rivière sont vraiment charmants.

La ville comptait 90 000 habitants avant la guerre. Elle renferme beaucoup de belles rues toujours encombrées par une foule considérable : il y a la population d'avant-guerre, il y a des réfugiés d'alentour, il y a les campagnards qui viennent à la ville pour affaires, il y a les embusqués si nombreux dans une ville assez voisine du front, il y a les soldats en repos, il y a les soldats des hôpitaux, le personnel de ces hôpitaux, les parents qui viennent voir leurs enfants en traitement.

Quelques magasins sont fermés mais la plupart sont restés ouverts et dans ceux-ci on peut acheter tout ce qu'on veut comme aux plus beaux jours de la paix : des diamants, des salles de bain, que sais-je encore. Il suffit d'y mettre le prix.

Dans certains quartiers, on remarque un grand nombre de maisons anciennes ayant un aspect fort pittoresque. La cathédrale est aussi fort belle à ce qu'il paraît, mais on ne peut guère l'admirer car de formidables tas de sacs à terre protègent contre les bombardements tout ce qui mériterait d'être vu. En passant près d'un bazar, ma pensée se reporte sur M. Guyot qui était d'Amiens et tenait un bazar à Malesherbes. C'est lui qui m'annonça l'assassinat de Jaurès et la guerre imminente. Lecteur assidu de l'Écho de Paris, il appelait la guerre de tous ses vœux. Comment se fait-il que des gens sensés aient accepté l'idée de la guerre sans reculer d'horreur ? C'est qu'en juillet 1914 beaucoup de Français croyaient à une guerre courte et facile.

La guerre tant souhaitée est venue. Elle n'a été ni courte ni facile. Bien plus elle atteignit directement le pauvre homme. Son fils mourut à l'hôpital et lui-même succomba peu de temps après. Le pauvre homme ne reverra plus sa bonne ville d'Amiens et c'est moi qui en foule les pavés, moi qui ne l'aurais sans doute jamais vue si la guerre n'était venue. (…)

Rédigé le 27 septembre 1917 à Winekem (Flandres)

16. Amiens, quartier Saint-Acheul (Somme), le 30 octobre 1916

Au bout de quelques jours le temps se met à la pluie. Le terrain de Saint-Acheul se transforme bientôt en un véritable marécage. C'est pitié de voir ces pauvres bêtes tendant leur croupe d'un air résigné aux froides averses qui tombent. C'est pitié de les voir retirer leurs pieds de la boue pour essayer de les poser en un endroit moins détrempé. C'est encore bien plus pitié de les voir rechercher dans la boue le fourrage qu'on leur distribue. Piteux repos

17. Maricourt (Somme) , le 13 novembre 1916

Aux environs de notre position il y a eu de violents combats. Beaucoup d'Allemands n'ont pas encore été enterrés. Plusieurs l'ont été fort mal. Par-ci, par-là, on trouve des bras, des jambes, des mains. « Viens voir, me dit un camarade, il y a un Boche là tout près. Il a une dent en or. Cela doit valoir très cher. On pourrait la lui enlever.

— Vas-y si tu veux ; moi ça me dégoûte ».

Deux jours après, le même camarade me dit : « Tu sais, la dent n'y est plus. On l'a enlevée ».

Un autre jour, en piochant, R... et V... (de la quatrième pièce) découvrent un mort. Il n'en reste plus que les os mais les vêtements sont intacts. En fouillant, ils trouvent dans les poches un porte-monnaie et un portefeuille. Le porte-monnaie renferme deux billets de vingt marks et de la menue monnaie en billon. Le tout est partagé aussitôt. R... conserve son billet mais V... va le négocier aussitôt auprès du lieutenant d'une batterie voisine. Il en retire cinq francs. Quant aux papiers, jugés peu intéressants, ils sont jetés à tous les vents. J'en retrouve quelques uns cependant. Il y a d'abord une carte représentant un petit village de montagne au flanc d'une colline couverte de pins. Il y a ensuite une photographie représentant des gens attablés au grand air devant une porte. Et la maison que l'on voit en partie porte l'inscription suivante : Heilige Florian, behütet mein Haus, Saint-Florian, protège ma maison. Saint-Florian a peut-être protégé la maison mais non les habitants et le pauvre diable qui est couché là n'y retournera plus jamais. Nous arrangeons un peu sa tombe. Nous y plantons une croix faite de deux planches. Nous clouons dessus la médaille portée par le mort. Comme cela la famille pourra retrouver la tombe.

18. Warsy (Somme), février 1917

Un jour, nous travaillons avec les fantassins quand un capitaine d'artillerie vient à passer. « On aime connaître ses voisins, dit-il. Quel est votre régiment ? Quelle batterie ? Quel genre de pièces ? » Puis il s'éloigne. « C'est un espion débarqué par les boches, dit le sergent; je vais l'arrêter ». Et il court après le capitaine pour le rattraper. L'incident n'a pas de suite d'ailleurs : le capitaine est un vrai capitaine.

Pourquoi voyons-nous ainsi partout des espions ? C'est que les causes naturelles nous semblent insuffisantes à expliquer les faits. Nous étions bien préparés. Rien n'a réussi. Donc, nous sommes trahis. Quant-à rechercher la vraie vérité, il ne faut pas y compter : nous étions mal préparés. Les plans d'attaque étaient idiots. C'est pour cela que rien n'a réussi.

19. Secteur de Roye (Somme), mars 1917 après le repli allemand sur la ligne Hindenburg.

Enfin nous arrêtons à Omencourt. Le village est bien saccagé. Quelques maisons sont intactes cependant. Dans celle où nous couchons, il y a des traces d'incendie et l'on a jeté du goudron. "le feu n'a pas pris" dit la maîtresse. Et comme elle n'a pas sa langue en poche, elle nous raconte sa vie avec les Boches.

« — Je logeais des officiers qui étaient bien convenables. Ils s'en allaient tous les dimanches faire la noce à Saint-Quentin et en rentrant ils ne pensaient guère qu'à y retourner.

— Aviez vous à manger ?

— Mais oui. Nous avions tout ce qu'il fallait. On nous réquisitionnait tout, mais nous pouvions tout cacher. Pourquoi ne vous a-t-on pas emmenée puisqu'on a emmené tant de femmes ?

— J'ai un enfant, dit-elle et les Boches n'ont pas emmené les femmes qui ont des enfants. A un moment donné, les Boches ont offert de placer nos enfants en Hollande. "Ils seront très bien là bas" disaient-ils. Mais ils se trouvaient bien partout. On les aurait mis avec les cochons qu'ils se seraient trouvés bien. Comment se fier à eux dans ces conditions ?

Y a-t-il eu des femmes d'ici qui se sont mal conduites ?

— Oui, mais il n'y a jamais eu de violence. Ce qui est le plus fort, c'est que les enfants nés dans ces conditions meurent tous. Comprenez-vous ? On leur donne à boire chaud. Cela leur brûle la langue. Ils ne peuvent plus avaler et meurent. Une jeune fille d'ici a eu un enfant avec un vétérinaire allemand. Elle pensait se marier avec lui. Elle peut toujours courir maintenant ! » (…)

Le 21, au matin, nous repartons. Avant d'arriver à Cressy, une femme nous croise. Et comme nous arrêtons, la conversation s'engage. « Je vais voir mon père à cinq kilomètres d'ici, dit-elle. Jamais les Boches ne m'ont autorisée à sortir. Nous avons pourtant eu un bon commandant pendant quelques temps. Il a demandé à partir pour ne pas voir les horreurs qu'il prévoyait.

— Les Boches étaient-ils méchants ?

— Non, c'étaient de braves gens, des pères de famille qui étaient bien rebutés de la guerre. Les jeunes étaient plus arrogants, surtout les gradés.

— Avaient-ils bien à manger ?

— Pas trop. Et ils se plaignaient surtout des conditions faites à leurs femmes et enfants. J'en ai vu pleurer en rentrant de permission.

— Avez-vous des nouvelles de France ? Les Boches nous envoyaient la Gazette des Ardennes où ils racontaient ce qu'ils voulaient. Mais les avions français nous jetaient des journaux qu'on lisait en cachette.

— Vous avez donc des enfants qu'on ne vous a pas emmenée ?

— Oui, j'en ai trois et mon mari est aux zouaves. Je viens d'avoir de ses nouvelles et j'ai là une lettre pour lui. Je vais essayer de la faire mettre à la poste à Montdidier. »

Nous arrivons à Moyencourt. C'est ici l'oasis au milieu du désert. Tout est intact. Le village était un centre d'évacuation. On y a rassemblé les civils de tous les villages environnants. Un vieillard est sur sa porte : « Voilà le pain des américains, dit-il ». Et il nous tend un pain gris, mal cuit. « Demain, nous aurons pour la première fois du pain français ». Et sans qu'on lui demande, il nous donne son appréciation sur les événements : « Nous sommes bien ruiné ?. Jamais on ne pourra réparer de tels dégâts. Les Boches sont loin d'être battus. Et on n'en tirera jamais un sou, même s'ils sont battus. »

Un peu plus loin, voici une vieille femme. Elle a toujours logé des officiers, gens charmants, buvant du vin à quatre marks la bouteille, du champagne à dix marks, de l'eau de vie à douze marks. Et elle a mal débuté dans ses rapports avec les Français. Des soldats ont profité de son absence pour lui voler une montre. Elle dit cela d'un ton de parfaite résignation mais pourtant je suis honteux de la conduite de ce soldat. Le troupier est souvent presque obligé de voler car il a bien rarement tout ce qui lui est indispensable. Mais voler un objet de luxe reste inexcusable et voler ici me semble un véritable sacrilège.

Nous arrivons enfin à la dernière maison. Une femme court après son fils qui a sans doute fait le polisson. On voit ces choses là même en temps de guerre. « Dis lui merde à ta mère, crie un soldat ». La mère jette au soldat un regard sévère. Encore un qui va peut-être établir une comparaison désobligeante entre les Boches et nous. On nous a si souvent dit « Les Boches sont des Barbares » que nous ne jugeons pas à propos de surveiller notre conduite. Nous sommes persuadés que de toute manière la comparaison nous sera favorable. Est-ce bien sûr ?

Un peu plus loin un paysan est dans son champ. Il nous montre la monnaie employée au temps des Boches (des bons), nous renseigne sur la police (on devait rentrer de bonne heure, on ne pouvait sortir du village sans laissez passer) sur les prisonniers russes qui travaillaient aux environs, sur les prisonniers français qui passaient parfois « Au début, nous pouvions leur parler, leur donner des effets, du tabac. Plus tard, ce fut défendu. » (…)

Et nous arrivons enfin aux abords d'Esmery-Hallon. Nous formons notre parc et nous établissons nos tentes. Le village a été démoli avec méthode. Il n'en reste rien d'utilisable. Les maisons sont incendiées ou dynamitées, les puits plein de fumier, les pompes brisées. Sur les murs, des affiches subsistent. En allemand : « Soldats, ne payez les Français qu'avec de la monnaie de fer ou des bons municipaux ». En français, la déclaration de Bethmann Hollveg sur les buts de guerre des alliés, discours identique à celui qui a été publié dans les journaux français. Et surtout, il y a des ordres de réquisition pour tout, tout (laine, crin, caoutchouc, vieux métaux, etc. etc.). « Un jour, ils ont réquisitionné les confitures, me disait la dame de Moyencourt. Par peur, j'ai eu la bêtise de porter mes pots. Mais depuis, j'ai appris à vivre ! » (…)

Nous arrivons à Ham vers huit heures. Les premières maisons très coquettes ne semblent pas abîmées. Et comme la colonne s'arrête, un brave homme vient lier conversation avec nous.

« Les Boches étaient-ils bien nourris ?

— Oh ! non dit-il. Passé, le temps où ils donnaient à leurs chevaux du pain et du sucre. Aujourd'hui, ils sont bien rationnés.

— Comment prennent-ils cela ?

— Oh! très bien ; On leur promet la victoire et ils y comptent toujours. Cela les soutient. D'ailleurs, ce sont des fanatiques. Et puis, ils ont une discipline de fer. J'en ai vu un exposé pendant huit jours à un poteau pour être rentré deux heures en retard de permission. On le déliait la nuit naturellement mais on l'exposait tous les jours. » (…)

Bientôt, nous sortons de Ham et nous atteignons Estouilly. La gare, la voie, tout a sauté. Nous arrêtons et nous faisons la pause en attendant qu'un emplacement de batterie nous soit désigné.

Une jeune fille nous rejoint à ce moment et la conversation s'engage : « Les Boches étaient-ils méchants ?

— Non, nous les appelions Boches et ils ne se fâchaient pas. Mais il n'aurait pas fallu parler ainsi aux officiers.

— Avez-vous à manger ?

— Oui, car nous pouvions cacher ce que nous voulions. Mais depuis un mois qu'on nous a évacués ici, nous sommes vraiment malheureux.

— Les Boches avaient-ils à manger ?

— Pas trop, bien moins qu'au début.

— Croyaient-ils à la victoire ?

— Oh! oui. Ils disaient que les Français n'avaient plus de munitions, que les Anglais n'étaient bon qu'à donner des cigarettes aux Français. Pourtant, ils n'aimaient pas remonter aux tranchées.

— Avez-vous une école ?

— Oui, chez nous, un vieil instituteur avait rouvert l'école.

— Et qui vous soignait quand vous étiez malade ? C'était un médecin boche, un brave homme. Il a encore soigné mon petit frère la veille de son départ. Nous partons, dit-il. Demain vous irez chercher le docteur anglais.

— Est-ce qu'il n'y a pas eu des femmes qui se sont mal conduites ?

— Oui, il y a eu des jeunes filles qui ont cru que les Boches allaient se marier avec elles. Il y en a une qui fréquentait un vaguemestre. Elle en était fière. Ce n'est pas rien un vaguemestre. Et lui revenait la voir tous les dimanches, de bien loin quelques fois. Mais, monsieur tout le mal qu'on a dit des femmes restées avec les Boches, ce sont les riches qui l'ont fait courir. Et eux, comment se sont-ils conduits ? Ils sortaient avec les officiers, les menaient en voiture, faisaient la noce avec eux. Est-ce bien, cela monsieur ?

— Les Boches vous parlaient-ils des événements ?

— Oui, ils nous disaient tout en l'arrangeant peut être un peu ; Notre refus de la paix les a exaspérés. Ce sera la guerre au couteau, ont-ils dit. Et je crois que nous voyons cette guerre. » (…)

Rédigé le 11 novembre 1917 à Villa Marietta, Nieucapelle, Flandres.

20. L'épine de Dallon (Aisne), le 11 avril 1917

La croix de guerre m'a toujours paru accordée à tort et à travers. Quelques soldats qui la méritent vraiment ne l'ont pas. À Flaucourt, trois conducteurs amènent un chariot de munitions. Un conducteur est tué, un autre gravement blessé. Le troisième soigne son camarade et ramène les attelages. Personne ne vante son acte. Il n'a rien

. Mais, en revanche, beaucoup de soldats qui ont des citations les méritent peu ou point.

À la suite d'une bataille, le général dit : « Il y aura quarante-huit croix pour le 180e bataillon de chasseurs à pied, cent-vint-cinq pour le 560e d'infanterie, six pour la 11e batterie du 121e ». Le commandant de batterie est fort embêté. Il y a bien plus de six hommes qui ont fait leur devoir. Il n'y en a pas autant qui se soient particulièrement distingués. Comment faire ? Le plus juste serait de tirer au sort. Il n'ose pas le faire et tout se trouve décidé au hasard.

Quant aux motifs, certains constituent un défi à la vérité. On voit souvent : « a continué à servir sa pièce sous un violent bombardement et est resté calme comme à la manoeuvre. »

Après quoi, le lieutenant déclarait pour soulager sa conscience : « Ce n'est pas fort juste et je crains que cela ne décourage plus les non décorés que cela n'encourage les décorés. Mais, nous rectifierons cela la prochaine fois. Et tout le monde finira par avoir la croix de guerre. »

21. Nanteuil la Fosse (Aisne), mai 1917

Un événement regrettable vient nous attrister un instant, un instant seulement, car le soldat est plus égoïste que le commun des mortels. Il souffre tellement lui même qu'il ne peut s'appesantir sur un événement, si triste soit-il.

Le tir au milieu des arbres exige une grande attention car on risque à chaque instant de jeter un obus sur une branche. C'est ce qui se produit malheureusement avec une pièce de la 10e batterie. Et le coup est si malheureux que le lieutenant Vaillant est tué sur le coup ainsi qu'un jeune arrivé de la veille. Un de nos camarades les plus anciens nommé Foncier est blessé si gravement qu'il en meurt quelques jours après. Et pourtant il me disait, la veille même : « Si cela recommence comme à l'Épine de Dallon, je recommence aussi à me faire porter malade. Je suis marié maintenant et ne veux pas me faire tuer ». Moins de vingt-quatre heures après, il était blessé grièvement. Quant au jeune,c'était un engagé volontaire et il avait choisi l'artillerie lourde pour être plus à l'abri. Le malheureux n'avait même pas encore écrit chez lui pour annoncer son départ au front.

Un événement de ce genre est de nature à faire croire à la fatalité car il atteint seulement des gens de grande prudence. Le lieutenant Vaillant sortait rarement de son abri. Pour une fois qu'il vient contrôler en personne le tir d'une pièce,il se fait tuer. Foncier, lui, savait se trouver une maladie quand le coin était dangereux. À quoi cela lui a-t-il servi ? Et quant au pauvre bleu, il avait devancé l'appel de sa classe pour ne pas aller dans l'infanterie. Il n'en avait pas moins été tué et avec quelle promptitude !

22. Beaumont-en-Beine (Aisne), le 6 juin 1917

L'école recommence à fonctionner sous la direction d'un instituteur territorial. « Cela vaut mieux que de faire de la terrasse dit celui-ci, un instituteur de la Vienne, d'une très vieille classe. Mais ce n'est pas rose. Tous ces enfants là ne savent presque plus rien. Ils se rappellent un peu la lecture, mais c'est tout. Et puis, j'ai eu bien du mal à avoir le matériel voulu. On a retrouvé des tables un peu partout et pour le reste les habitants ont fait ce qu'ils pouvaient. Le préfet m'a envoyé des livres et des fournitures scolaires mais pas celles qu'il aurait fallu. Cela ne va pas très bien.

— Il n' y avait pas d'école du temps des Boches ? — Au début, ils ont essayé d'en organiser une, mais personne n'était capable de tenir le poste. La place a été confiée à une femme quelconque qui n'a pas réussi dans son oeuvre et l'idée a été abandonnée. L'école a alors servi de cantonnement. Voyez les insanités que les Boches ont écrites ou dessinées sur les murs. Je cache les plus dégoûtantes avec ma toile de tente. »

23. Oostkerque (Belgique), août 1917

Certains de mes camarades restent couchés presque toute la journée quand il fait mauvais temps. D'autres jouent aux cartes avec fureur et quelques uns arrivent à perdre des sommes relativement importantes. D'autres préfèrent perdre leur argent au jeu de godiche et autour d'eux se forment des groupes qui jouissent du spectacle. « On prend de bien mauvaises habitudes à cette guerre, me dit un camarade parisien qui aime aussi se rendre compte des choses. Ainsi je ne fumais pas. Et je fume ! Je ne jouais jamais. Et je joue !

Je me demande si je pourrai me débarrasser de toutes ces habitudes là. Sans compter qu'on devient paresseux. On ne fait que ce qui est absolument forcé. Cela n'a rien d'extraordinaire : on ne fait que des choses dont on ne voit pas souvent l'intérêt. Arrivera-t-on à reprendre la vie d'autrefois ? »

24. Nieucapelle (Belgique), novembre 1917

Le major vient aussi nous rendre visite quelquefois. « Savez-vous jouer au bridge, dit-il un jour à Legardez. C'est bien plus intéressant que vos mathématiques.

— Non, monsieur le major.

— Eh bien, si vous aviez été officier avant la guerre, vous n'auriez eu aucun avancement. Un jeune sous-lieutenant devait à l'occasion faire la partie avec son capitaine, son commandant ou son colonel. Si, par dessus le marché, il pouvait mener un cotillon, il était sûr qu'on faisait mousser ses qualités. Et il arrivait. Sinon, il passait pour un ours et moisissait dans les grades inférieurs. On ne dira jamais assez l'influence des talents mondains sur l'avancement des officiers. Et ne croyez pas qu'il n'en subsiste rien parce que c'est la guerre. Je connais un jeune sous-lieutenant qui est arrivé dans un groupe. Comme il n'est pas apte à faire la partie avec son capitaine, celui-ci profite de la première occasion pour l'expédier ailleurs. »

25. Aubigny (Aisne), décembre 1917

Notre commandant de batterie a été changé au début de décembre. Beaucoup réclamaient un autre commandant, car depuis mai, notre lieutenant n'avait pas été remplacé. « Le sous-lieutenant qui commande est un gamin, disaient-ils. Comment peut-il bien commander des hommes de trente-cinq ans ? » Puis le commandement étant passé à un autre sous-lieutenant plus âgé, on a reproché à celui-ci son incapacité : « Il n'a jamais été aux écoles. Il ne connaît rien au tir. Il est bête comme ses pieds. Quand donc aurons-nous un capitaine ou un lieutenant capable ? »

Tout cela me rappelle un peu la fable : Les grenouilles qui demandent un roi. « Un changement est plus souvent mauvais que bon. Attention de ne pas changer votre cheval borgne pour un aveugle ! »

Et le cheval aveugle arrive en la personne du lieutenant C... qui, n'ayant guère été au feu, se croit encore au dépôt, veut faire marcher les servants au pas, leur faire mettre l'arme sur l'épaule quand on traverse les villages. Il veut tenir propre tout son monde comme si on était à l'intérieur ; « Nous aurons peut-être un jour à défiler,dit-il. Je veux que ma batterie se distingue. »

Il travaille lui-même très fort et exige des autres un travail identique. L'effet produit est médiocre.

« Qu'on nous laisse faire notre service, disent tous les hommes. Nous savons ce que nous avons à faire et nous le ferons si on ne nous embête pas. Si on nous embête, nous le ferons aussi, mais plus mal, car on ne fait bien que ce qu'on fait de bon coeur. On s'acharne à nous rappeler que nous sommes soldats. On ferait mieux de nous le faire oublier. Et surtout, on devrait bien se rendre compte que nous sommes en guerre depuis plus de trois ans. »

26. Bieuxy (Aisne), le 6 février 1918

Les environs commencent à être cultivés. Un peu partout on voit des tracteurs utilisés pour le labourage.

En haut de Bieuxy, il y avait un cimetière allemand. Un inconnu est passé par là et il a gratté tous les noms inscrits sur les tombes. Rien n'est plus manifestement inutile et c'est un acte de férocité à l'égard des familles qui viennent là chercher leurs morts. Mais la destruction du village n'était pas plus utile aux Boches et ces derniers n'ont pas pensé que c'était un acte de férocité à l'égard des civils.

Hélas ! La férocité appelle la haine et la haine se traduit à la première occasion par de la férocité. Ce qui est triste, c'est que, de part et d'autre les innocents payent pour les coupables.

27. La racineuse, près d'Ailly sur Noye (Somme), avril 1918

« Mais ce qui m'a le plus écoeuré, c'est le pillage. On pillait, alors que les gens n'étaient pas encore partis. Et on avait l'excuse facile : il ne faut rien laisser aux Boches. Mais il fallait voir la tête des soldats pour se rendre compte du plaisir qu'ils éprouvaient. Ah ! Mon pauvre ami, les hommes ne sont que des brutes.

— Hélas ! Ce que nous voyons n'est pas pour nous en donner une haute idée. Mais, au fond, ils ne sont ni bons ni mauvais. Suivant les circonstances, ce sont les bons sentiments qui prennent leur essor ou bien ce sont les mauvais. Et malheureusement la guerre développe notablement les mauvais instincts. Sans compter que nous nous conduisons autrement sous l'habit militaire que sous l'habit civil. Et ce n'est pas souvent mieux. »

28. Bois l'Abbé, près de Cachy (Somme), le 7 mai 1918

Le lendemain je relève à l'observatoire un camarade de la 5e batterie.

« Veux-tu boire un coup ? Me dit-il après m'avoir expliqué le service. C'est du vin de Villers-Bretonneux et du bon. Toutes les caves de la ville ont été visitées. Tout le vin a été emporté. Et bien des gens se sont enivrés sur place. Beaucoup ont bravé les obus pour rapporter un litre de vin. Et parmi ces braves d'un nouveau genre on peut noter deux catégories : ceux qui ont bu sur place comme des brutes et ceux qui ont conservé leur maîtrise sur eux-mêmes. Les premiers ont rapporté n'importe quoi. Les seconds ont su choisir le bon. C'est en somme la grande classification des hommes : ceux qui se laissent aller à la passion et font n'importe quoi ; ceux qui gardent en toutes circonstances la direction de leurs actions.

— Mais pourquoi cette passion insensé pour le vin ?

— Je ne sais pas trop. En ce moment nous n'en sommes guère privés puisque nous en avons souvent un litre par jour. Ce n'est donc pas seulement la privation qui agit. Je crois que beaucoup de soldats boivent pour s'étourdir, pour ne plus penser à la guerre. Tiens, voila Cachy devant nous. Il y avait là beaucoup de vin. Les fantassins de première ligne en ont bu plus que de raison. Le colonel, visitant ses hommes, les trouve saouls comme des cochons. Et les Boches sont à Villers-Bretonneux. Alors le colonel, prenant une décision énergique, fait défoncer tous les tonneaux. Dans la cave d'un négociant le vin se répand, ensevelissant un matelas, une table, un poêle. Des détritus de toutes sortes surnagent et le vin a si bien lavé le poêle qu'il empoisonne la suie. Mais les fantassins viennent quand même y remplir leurs bidons et je connais des artilleurs qui en font autant. »

29. Bois de Maignelay (Oise), le 9 juin 1918

Dans les champs voisins, nous allons chercher à manger pour nos chevaux puis comme notre dîner n'arrive pas, nous manifestons quelque impatience.

Quelques camarades s'en vont rôder aux alentours pour tuer le temps. Bientôt l'un d'eux revient : « Voilà de la graisse, dit-il et voilà des pommes de terre. Nous allons faire des frites ». Aussitôt dit que fait. On épluche en hâte les pommes de terre et on allume le feu. Bientôt la graisse fond et bout. Nous y jetons les pommes de terre et au bout de quelque temps nous les mangeons de bon appétit.

« Vous savez, il y a bien autre chose là où j'ai trouvé ma graisse ». Chacun prête l'oreille et se dirige vers le point indiqué. Chacun voit là une occasion de piller et le soldat aime le pillage. S'approprier ce qui ne coûte rien, quelle aubaine ! Nul doute que la guerre n'ait contribué à introduire cette idée dans le cerveau de gens qui étaient honnêtes auparavant. Et qui sait si l'idée malsaine ne survivra pas ?

30. Menevillers (Oise), entre le 10 et le 21 juin 1918

Nous arrivons à une position de batterie toute proche et qui a été évacuée récemment. Deux obus seulement sont tombés sur cette batterie. Il y a eu un tué, un blessé et une caisse de gargousses a flambé. Mais ce n'était pas une raison suffisante pour partir car le bombardement était faible et il y avait à proximité de bons abris. Un fantassin que nous croisons juge sévèrement cette conduite : « Où en serions-nous si tout le monde agissait ainsi ? »

Chacun s'en va d'un abri à l'autre et annonce ses trouvailles à haute voix. « Tiens, j'ai une veste neuve. Je change les écussons et me voilà nippé, prêt à partir en permission.

— Moi, j'emporte deux toiles de tente. C'est toujours utile.

— Moi, je prends deux couvertures. On n'en a jamais trop.

— Et moi je m'empare de ce bidon. J'en ai déjà un. Cela fera deux.

— Voilà un imperméable qui ferait joliment mon affaire. Je l'achète.

— Tiens, une bâche toute neuve. Cela nous fera une tente superbe.

— Regarde cette pioche épatante. La veux-tu ? Pour moi, je prends cette jolie hachette.

— Des piquets ! Je les emporte pour attacher nos chevaux.

— Et voilà des livres. De quoi passer un bon moment. Je les enlève. »

À la tombée de la nuit, quand les propriétaires légitimes rentrent pour chercher leurs affaires, presque tout s'est envolé.

Nous arrivons à Menevillers. Le village n'est pas loin des lignes et il est complètement évacué. Beaucoup de maisons sont touchées par les obus. Des meubles gisent épars jusque dans la rue. J'aperçois en passant une copie du fameux tableau de Millet : l'Angélus, puis c'est un diplôme de tir qui s'envole suivant les caprices du vent. Malgré l'habitude, on ressent vivement l'horreur de toute cette dévastation. Non seulement les maisons sont destinées à être détruites par l'inhabitation autant que par le bombardement, mais les objets intimes sont jetés à la rue, exposés à tous les regards, souillés par la boue et la pluie, déchiquetés par les soldats qui passent.

31. Saint-Rémy-sur-Bussy (Marne), le 4 septembre 1918

Vers dix-huit heures, je quitte le bois qui nous a servi de campement depuis plus d'un mois et je me dirige avec quelques camarades vers la gare de Saint-Rémy-sur-Bussy. J'y arrive assez à temps pour assister à la distribution que font ces dames américaines : du cacao et des cigarettes. On rencontre partout ces dames ; les foyers du soldat qu'elles tiennent sont innombrables : il y en a plus de mille. Quel est le but de ces installations privées américaines destinées au soldat français ? Est-ce la pure générosité qui les fait agir ? Ou bien s'agit-il plutôt d'une propagande déguisée en faveur de l'Amérique, de son commerce et de son industrie ?

32. Logny (Ardennes), le 11 novembre 1918

Le lendemain matin , le bruit circule de la signature de l'armistice mais il n'est pas confirmé.

Pourtant, vers onze heures, un grand remue-ménage se fait dans le régiment d'infanterie voisin. La musique sort de son cantonnement suivie de la foule des troupiers. Pas de doute. Ça y est. Soudain, comme pour convaincre les plus incrédules, la Marseillaise retentit. Nous nous précipitons à notre tour. Une foule immense entoure les musiciens et l'aumônier de la division parcourt les groupes en brandissant la dépêche qui annonce la bonne nouvelle : « Voyez et ne doutez plus. »

La joie est considérable mais elle se manifeste peu. « Le voilà donc ce jour depuis si longtemps attendu et qu'on croyait ne jamais revoir. » Mais la réflexion et surtout l'absence de vin empêchent la joie d'être débordante.

Le soir, il y a un grand concert à Chaumont-Porcien, la ville toute proche. Avec plusieurs camarades je m'y rends.

Nous avançons sur la route bordée d'arbres, de buissons et de prés. Nous jouissons vraiment de notre liberté et pour la première fois depuis longtemps. Quand nous étions au repos, nous avions toujours une arrière-pensée : celle de retourner au feu. Maintenant c'est fini : plus d'arrière-pensée. Et l'un d'eux nous traduit tout haut ce que les autres pensent tout bas : « Eh bien, mon vieux. C'est réglé, maintenant. Nous ramènerons nos os de cette épouvantable bagarre ; que de fois nous en avons douté ! »

Lexique

Les nombres entre parenthèses signalent les textes où se trouvent les mots de ce lexique. Affecter (4) : faire semblant.

Antipathique (3) : désagréable.

Armistice (29) : accord entre ennemis pour cesser les combats.

Avancement (21) : le fait d'être mieux payé et d'avoir une meilleure place dans son métier.

Batterie (4, 11, 12, 15, 16, 17, 18, 22, 25) : ensemble de canons et du matériel qu'il faut pour les faire fonctionner.

la « batterie » est l'ensemble des canons dont le tir est concentré sur un même objectif. En 1914, les batteries ont une dénomination spéciale en fonction du calibre des canons (batterie de 75, batterie de 120...), en fonction du mode de transport du matériel (batterie hippomobile, batterie automobile...), en fonction du transport du personnel (batterie à cheval, batterie à pied...), en fonction enfin du mode d'emploi tactique (batterie d'appui, batterie de défense...).

Une batterie à cette époque comprend 1 capitaine, 2 lieutenants, entre 93 et 102 hommes de troupe, de 13 à 20 fourgons et un nombre considérable de chevaux.

Le fourrier assure la distribution des vivres et des objets militaires (armes, munitions, vêtements, ustensiles divers) de sa batterie. Il tient aussi les différentes écritures : comptes, rapports, soldes.

Billon (15) : monnaie sans grande valeur.

Bleu (18) : jeune soldat sans expérience.

Boyau (7) : tranchée perpendiculaire au front.

Bridge (21) : jeu de cartes.

Cantonnement (2) : lieu à l'arrière du front où campent les troupes.

155 long : canon tirant des obus de 155 mm de diamètre à longue distance.

Cotillon (21) : bal où on mélange les danses et les jeux.

Crâner (13) : faire le dur.

Dépôt (22) : endroit de l'arrière où on stocke des marchandises, des armes.

S'esquiver (8) : se retirer en évitant d'être vu.

Fantassin (25) : soldat de l'infanterie.

Faire de la terrasse (19) : creuser et déblayer la terre lors de la construction des tranchées, des boyaux, des abris...

Fusée à retard (10) : détonateur d'obus qui n'éclate pas tout de suite.

Gargousse (6, 26) : charge de poudre à canon dans son enveloppe.

Godiche (20) : jeu qui ressemble au jeu de quilles (elles sont remplacées par une pierre debout). Guillaume (3) :

Guillaume II, Empereur d'Allemagne.

Harassé (3) : très fatigué.

Image pieuse : image sainte.

Inapte (1) : incapable.

Inculte (7) : pas ou plus cultivé.

Insanité (19) : bêtise.

Instituteur territorial (19) : instituteur mobilisé et âgé.

Nein (3) : non en allemand.

Obus asphyxiant (8) : arme chimique qui dégage des gaz mortels en explosant.

Piètre (7) : minable.

Promptitude (18) : rapidité.

Quartier (10) : lieu où logent les troupes en hiver.

Rondin (6) : tronc d'arbre utilisé en construction.

Sape (11) : ici, abri sous-terrain.

Servant (10, 22) : chacun des artilleurs qui se tiennent de chaque côté du canon et sont chargés de l'approvisionner.

Typhoïde (2) : maladie qui se manifeste par une fièvre contagieuse.

Versets sacrés (9) : paragraphes d'un livre comme la Bible

. Un mot qui revient dans de nombreux textes est « Boche ». Il provient de Alboche qui lui-même est une déformation de Allemoche (faità partir de « Allemand » et de « moche »), mot d'argot apparu vers 1886 pour désigner l'Allemand. Traiter un Allemand de « Boche » était extrèmement injurieux.

Principaux thèmes Le soldat, l'artilleur : textes 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 18.

Guerre et comportement : textes 4, 13, 15, 19, 20, 23, 24, 25, 26, 27.

Hiérarchie, commandement : textes 1, 2, 10, 16, 17, 21, 22.

La vision de l'autre (l'Allemand) : textes 3, 8, 9, 15, 23.

« La représentation du soldat pendant la Grande Guerre »

Dossier du service éducatif et culturel de l’Historial de Péronne

© CRDP - Académie d’Amiens, septembre 2004

Tous droits réservés. Limitation à l’usage non commercial, privé ou scolaire.

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